Aujourd’hui, on s’attaque à un gros argument contre l’écriture inclusive : “l’anglais c’est neutre, mais il y a du sexisme dans les pays anglophones. Donc l’écriture inclusive ne sert à rien, CQFD”.

Passons outre le fait que ce n’est pas parce que quelque chose “ne sert à rien” qu’on doit s’en passer. Regardez autour de vous, le nombre de gadgets, de vêtements et autres objets du quotidien qui ne vous servent à rien mais améliorent votre bien-être… Ce n’est pas un argument.

Mais revenons à notre anglais. Et à notre langue inclusive… qui ne sert pas à rien, je persiste et signe.

Nous allons d’abord voir en quoi ce n’est pas totalement vrai… en quoi l’anglais garde des traces de genre.

Et ensuite je vais vraiment répondre à cette remarque en “remettant la langue à sa place”. Parce qu’il faut éviter de sortir des éléments de leur contexte culturel pour faire des analogies hasardeuses. C’est la synergie entre tous les ingrédients d’une culture qui fait le plat qu’on mange à la fin. Si vous prenez juste de la bière pour remplacer votre vin rouge, vous n’aurez pas un bœuf bourguignon à la fin. Ni sans doute un truc très mangeable.

La neutralité de l’anglais

Au lieu de répondre à l’objection directement, je vais commencer par contester l’hypothèse de départ : l’anglais, c’est vraiment neutre ? La réponse courte, c’est non, pas tant que ça, comme on va le voir en détail.

Ce qui est vrai, c’est que l’anglais, surtout actuellement, n’a pas de genre grammatical. Je me souviens encore du premier contrôle d’anglais au collège où j’avais accordé mes adjectifs en genre et en nombre… Rien de tel qu’une bulle pour se souvenir que non, on n’accorde pas les adjectifs en anglais. De la même manière, on a les mêmes déterminants (a/the) au masculin et au féminin.

On avait aussi vu dans un précédent article, avec la traduction de Femmes invisibles, que l’anglais est plus neutre que le français, et que ça peut jouer des tours et créer des contre-sens si on ne fait pas les bons choix de traduction.

Est-ce que l’anglais est totalement neutre pour autant ? Non.

Déjà, l'anglais est bien genré pour ce qui est des personnes. Notamment à la 3e personne du singulier, avec les pronoms “he” et “she” qui demandent de se positionner, de prendre une décision.

Autre exemple, le genre n'est pas inscrit dans le mot (ex. “doctor”), mais peut être précisé (ex. “female doctor”) pour contrer les représentations stéréotypées. Pourquoi ? Et bien parce que si je vous dis “doctor”, il y a de fortes chances que vous imaginiez un homme, même si le mot est neutre. C’est ce qu’on appelle une représentation mentale.

Mais nous y reviendrons.

Point historique

Comme le français, l’anglais aussi a subi des phases de masculinisation et de démasculinisation.

L’anglais connait aussi des noms genrés, comme “fireman”, “policeman”… qui ont d’ailleurs été remplacés ces dernières années par des tournures non genrées (”firefighter”, “police officer”), dans une démarche similaire à celle que nous proposons actuellement en français.

Notons que ces nouvelles tournures ont été très rapidement adoptées, car les résistances sont toujours sociales, pas langagières. Comprendre : ce n’est jamais vraiment la langue, le problème.

Autre exemple, le cas du pronom “they”. À l’école, en France, nous apprenons que c’est le pronom de la troisième personne du pluriel (ils/elles). Mais c’est bien simplifier les choses !

Dès le XIVe siècle, ce pronom a pu être utilisé aussi au singulier, pour désigner une personne dont on ne connait pas le genre. Eh oui ! Contrairement à certaines idées reçues, cet usage ne date vraiment pas d’hier. On retrouvait même la pratique dans la littérature, les textes juridiques…

Si on a cette impression, c’est qu’au XIXe siècle, certains grammairiens (masculin bien volontaire) ont rejeté cet usage, dans une vague de remasculinisation qui n’est pas sans rappeler ce qu’on a pu vivre en France. Il fallait utiliser uniquement “he” ou “she” pour désigner une personne au singulier, et là encore (et ce n’est pas un hasard), en cas de doute le masculin s’applique.

Pas si neutre, hein !

Happy end ! L’usage du pronom “they” comme pronom neutre singulier a repris ses lettres de noblesse dans les années 1980 et est désormais communément admis.

Parenthèse sur le latin et son genre neutre

Tant qu’on y est… et parce que je ne me sens pas d’écrire un article entier sur le latin, c’est trop loin. J’en profite pour tordre rapidement le cou à un autre argument dans la même veine : “le latin avait un genre neutre”.

Un argument que j’ai tendance à classer dans la catégorie “faisons feu de tout bois”, car j’ai toujours du mal à comprendre l’idée qu’on veut faire passer derrière.

Oui, le latin avait un genre neutre, mais quel rapport ? Veut-on montrer que l’existence d’un genre neutre n’entraine pas automatiquement l’égalité ? Soit.

Niveau patriarcat, la société romaine se pose là. Je ne crois pas que ça puisse faire débat.

Ce genre neutre en latin n’avait aucun rapport avec, par exemple, le langage épicène ou les propositions de grammaire neutre qui sont développées aujourd’hui. Le genre neutre en latin ne servait pas à désigner des personnes non binaires. Ni des personnes tout court, d’ailleurs !

Donc l’analogie ne tient pas non plus.

L’anglais d’aujourd’hui est-il neutre ?

On a vu que l’anglais avait évolué, s’était démasculinisé … et donc maintenant, on en est où ?

L’anglais garde des traces de genre

L’anglais est plus neutre que le français, ça oui. Mais totalement neutre ? Eh bien, non. Dès que j’ai commencé à y prêter attention, j’ai trouvé plein d’exemples d’anglais bien genré.

Une exemple tiré du livre “Turning Pro”, de Steven Pressfield : (un exemple parmi tant d’autres, pris un peu au hasard parce qu’il fallait bien choisir.)

“The amateur is young and dumb. He’s innocent, he’s good-hearted, he’s well-intentioned.”

Et ça continue comme ça sur une page, avec une dizaine de “he”. “Amateur” est peut-être neutre en anglais, mais “he”, ça non.

C’est un exemple parmi tant d’autres. Je pense par exemple à la série “Grace et Frankie”, où Frankie, se réjouissant de la naissance à venir de son petit-enfant, enchaine les “he or she” en imaginant tout ce qu’elle va pouvoir faire avec lui ou elle. Parce qu’elle ne veut pas présumer de son genre.

Autres exemples genrés, que j’ai entendus récemment dans la bouche d’anglophones : “it can be performed by a layman” (ça peut être réalisé par un profane) ou encore “cut the middleman” (supprimer l’intermédiaire).

Le genre fait son cinéma

Au cinéma, on retrouve aussi une belle exception pour ce qui concerne les acteurs et actrices. Et qui illustre parfaitement le propos que je vais développer dans la troisième partie : la langue s’inscrit dans un tout.

Avez-vous remarqué qu’au cinéma, quand on décerne des récompenses, le palmarès est constitué de grandes catégories : “Photographie”, “Scénario original”, “Effets spéciaux”, etc. Où tout le monde peut concourir indépendamment de son genre (même si pour la sélection, c’est un tout autre débat).

Et deux catégories sortent toujours du lot : celles du meilleur acteur ou de la meilleure actrice. Déjà, je n’ai jamais compris pourquoi on faisait la distinction pour ça, alors que dans toutes les autres catégories, c’est différent. C’est un tout autre sujet (mais si vous avez la réponse, ça m’intéresse. J’ai bien mon idée, mais rien de sourcé).

Et c’est là qu’en anglais ça devient intéressant. En anglais, acteur/actrice se dit “actor”. Pour les deux. Sauf… aux oscars, où nous avons les catégories

  • actor in a leading/supporting role,
  • actress in a leading/supporting role.

(À noter que les Golden Globes font les choses un peu différemment, et parlent de “Male actor” et “female actor”, mais gardent la distinction.)

Dans cet exemple, on voit que le genre n’a pas complètement disparu dans les noms, des vestiges subsistent.

Et indépendamment de la langue, le fait d’être un acteur ou une actrice n’est pas neutre, il y a des catégories différentes. Une preuve parmi 1 milliard que les anglophones voient bien le genre des gens, les catégorisent. Que ça se voie clairement dans la langue ou non, c’est ça qui est important. Comprenez discriminant.

Ms. Gloria Steinem

Je viens de terminer l’excellent “Une révolution intérieure - Renforcer l’estime de soi” de Gloria Steinem… et si je vous disais qu’elle non plus, elle ne trouve pas que l’anglais est totalement neutre.

Gloria Steinem est une journaliste et militante féministe qui a notamment fondé un magazine qu’elle a appelé “Ms.” (prononcer “miz”)… un titre de civilité qui sert à désigner une femme dont on ne sait pas (ou dont on ne veut pas préciser) si elle est mariée ou non.

C’est un autre cas de figure intéressant qui rappelle qu’en anglais non plus, le masculin et le féminin ne sont pas parfaitement égaux.

En anglais comme en français, on a un titre pour préciser si nous parlons d’une femme mariée “Mrs +Nom” ou “Madam”, “Ma’am” pour madame, et “Miss” pour mademoiselle, donc une femme non mariée.

Une distinction qui n’existe pas pour les hommes, qu’on appelle “Mister + Nom” ou “Sir”. Monsieur.

En français, on propose de supprimer purement et simplement “mademoiselle” (sauf si la personne le demande expressément, doit-on le rappeler) qui n’avait un intérêt que quand les jeunes filles n’avaient pas les mêmes droits que les autres.

En anglais, il y a encore une autre possibilité, ce titre “Ms.”, qui refuse cette dichotomie.

Et Gloria Steinem a aussi un avis sur la fausse neutralité de l’anglais. Je cite :

“Prenez le langage, par exemple. Beaucoup de femmes se sentent invisibles ou anormales lorsqu'elles sont englobées sous un terme masculin prétendument universel ; pourtant, on leur donne le sentiment d'être superficielles et pinailleuses si elles émettent une objection. Mais considérez maintenant les choses de cette façon : un homme se sentirait-il protégé par une "Déclaration universelle des droits de la femme" ? Se désignerait-il comme "présidente", "députée", ou comme "M. Marianne Smith" ? Un représentant de la gent masculine s'estimerait-il égal dans une profession où on devrait préciser qu'il est "un homme médecin" ou un "homme pompier" ? Si les hommes avaient grandi en voyant Dieu dépeint uniquement comme Mère et comme Elle, se sentiraient-ils emplis de la même divinité ?” (Une révolution intérieure, Gloria Steinem, p 286)

(Et en VO : “Take language, for instance. Many women feel invisible or aberrant when they are subsumed under a masculine term that is supposed to be universal; yet they are often made to feel trivial and nit-picking if they object. But look at it this way: Would a man feel included in “womankind”? Would he refer to himself as “chairwoman,” “Congresswoman,” or “Mr. Mary Smith”? If a male student earned a “Spinster of Arts” degree, a “Mistress of Science,” or had to apply for a “Sistership,” would he feel equal in academia? If men had grown up seeing God portrayed only as Mother and She, would they feel an equal godliness within themselves?”

Voilà une belle énumération de circonstances où la langue anglaise n’est pas neutre. Parce que nos représentations mentales et nos codes sociaux ne le sont pas.

Cette citation rappelle bien qu’il n’y a pas qu’en français qu’on a cette discussion (à des degrés de virulence divers, qui, je le répète, n’ont rien à voir avec la linguistique et tout avec la politique). Il est facile de minimiser la revendication de la langue inclusive sans trop y penser, mais dès qu’on retourne la situation, ça fait “bizarre”.

L’angle mort de cet argument : la langue fait partie d’un tout

Qu’on juge l’anglais neutre ou pas n’a finalement pas beaucoup d’importance (tout ça pour ça ?). Ce que cet argument “l’anglais est neutre et il y a du sexisme donc votre écriture inclusive ne sert à rien” oublie, c’est que la langue fait partie d’un tout.

La langue inclusive n’est ni un sacrilège, ni un crime de lèse-majesté

On nous apprend à l’école à traiter la langue comme quelque chose de sacré, c’est presque une religion, dont l’Académie française seraient les grands prêtres, avec la Sainte Bible du Bescherelle. Que ne pas maitriser son orthographe compliquée et ses quatorze mille exceptions fait de vous quelqu’un de moins bon.

Il n’y a qu’en dictée qu’on peut avoir des -50/20 à l’école.

Paradoxalement, le français est en même temps un truc un peu fragile, comme un objet d’art un peu ancien qu’il vaut mieux envelopper de papier bulle pour ne pas le casser.

N’y touchons pas, sait-on jamais, si on le cassait, Molière serait vraiment très très fâché.

Et en plus, “ça sert à rien”… si ces arguments ne vous avaient pas déjà convaincus. Circulez, y a rien à voir.

On ne débunkera pas tout ça ici, mais ni l’écriture inclusive ni un anglicisme ne vont détruire le français, qui n’est pas non plus la Langue de Molière™.

Pour ça, je vous conseille absolument la lecture de ”Le français est à nous, petit manuel d’émancipation linguistique”, de Maria Candéa et Laélia Véron. Et suivez le lien pour d'autres recommandations de lecture.

Vous comprendrez alors que oui, la langue est politique, tout est politique, ce qui m’amène à mon dernier argument.

L’importance d’une approche systémique

Alors, pourquoi il y a encore du sexisme dans les pays anglophones, alors que l’anglais est (presque) neutre ? Parce que la langue n’a rien à voir avec le sexisme ? Non.

Parce que la langue s’inscrit dans un système - juridique, social, culturel, politique, médiatique… et linguistique. Il faut prendre le problème des discriminations sur tous les plans. Dont la langue.

Il faut bien comprendre que la langue que nous parlons - et c’est aussi le cas pour l’anglais, a été décidée par des hommes (qui étaient également européens, blancs, aisés…).

La langue que nous parlons est celle du patriarcat. Et dans cette langue, les gens imaginent un homme "jusqu'à preuve du contraire”. Langue “neutre” ou pas. c’est la société patriarcale le problème.

Par exemple, l’agence CPB London avait lancé une campagne pour dénoncer les représentations mentales. Je vous traduis quelques exemples :

  • Imaginez 1 PDG. (est-ce un homme ?)
  • Imaginez quelqu’un qui pleure au bureau. (est-ce une femme ?)
  • Imaginez un membre d’un conseil d’administration. (est-ce un homme?)
  • Imaginez quelqu’un qui part tôt du bureau pour aller chercher ses enfants à l’école. (est-ce une femme ?)

Campagne pour illustrer les représentations mentales dans la langue, is it a man, is it a woman,

J’avoue que c’est une des raisons pour laquelle je préfère un féminin “ostentatoire”, c’est-à-dire bien visible, à un français plus épicène, plus “neutre”. Parce que je pense qu’il faut d’abord combattre nos représentations mentales. Neutraliser la langue sans questionner nos représentations, ça revient à garder des représentations mentales masculines. Mais ça, ça fera l’objet d’un autre article.

S’il y a un message à retenir de cet argument un peu facile, je dirais que c’est celui-là.

C’est sûr que lutter JUSTE contre l’écriture inclusive ne changera pas grand-chose. Mais oublier cet aspect des luttes féministes, c’est se tirer une sacrée balle dans le pied.

Conclusion

Deux choses à retenir, donc. Déjà, je vous ai montré plusieurs exemples d’anglais qui n’est pas neutre et d’anglophones qui questionnent leur rapport à la langue et aux représentations mentales qu’elle suscite.

Ensuite, la langue fait partie d’un tout, d’un système. Il est évident qu’une langue inclusive ne suffira pas dans un système juridique oppressif, par exemple.

Ça tombe bien, je ne connais aucune militante pro-français inclusif qui prétende qu’il faut uniquement lutter sur ce plan-là. C’est pourquoi nous soutenons aussi les combats sur le plan judiciaire (lutte contre les violences sexistes et sexuelles, droit à l’avortement, mariage “pour tous”), pour la place des femmes et des minorités politiques dans la culture, contre le racisme, pour les droits des minorités de genre...

La hiérarchie des luttes ne nous mènera nulle part.

Est-ce que la démarche d’une langue plus égalitaire est futile?

Tout est lié, c’est pour ça que ça ne fait pas grand sens de se positionner sur ce genre de sujet uniquement d’un point de vue linguistique. Ou historique. Ou avec une comparaison à l’emporte-pièce avec d’autres langues…

Mais ça ne fait pas non plus grand sens d’ignorer complètement le problème. Car la langue est partout, tout le temps, autour de nous. À l’écrit et à l’oral.

Je laisserai le mot de la fin à Élianne Viennot qui nous rappelle que si le débat est aussi virulent, c’est qu’il y a une opposition en face (c’est mathématique). Et que cette opposition n’est pas particulièrement froide, rationnelle, logique non plus :

Aujourd’hui que la plupart des empêchements légaux garantissant la suprématie masculine sont tombés, c’est sur ce terrain qu’ils continuent de ferrailler, comme si la domination du masculin sur le féminin en grammaire (prétendument sans rapport avec celle des hommes sur les femmes dans la société) constituait le dernier rempart derrière lequel ils pouvaient se protéger de l’égalité. (Viennot, Éliane. Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin! (p. 61).)

 

Et retrouvez ici tous mes autres articles sur le français inclusif.

 

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