“Non mais ce mot, il n’est pas dans le dictionnaire !” (Comprendre, “tais-toi”). “Quoi, ce mot est dans le dictionnaire ? Pff, on y met vraiment n’importe quoi de nos jours.”
Je crois qu’on a tous et toutes été élevées dans la vénération de ce livre pas comme les autres, le dictionnaire. Par exemple, mon dico chouchou à moi, c’est celui que j’avais gagné au Jeu des mille euros quand j’étais ado. Un peu périmé, mais je ne m’en séparerais pour rien au monde.
En revanche, à moins de faire des études plus poussées, j’ai l’impression qu’on ne nous apprend pas vraiment ce qu’est, et ce que n’est pas, le dictionnaire.
Comme chaque année, panique à bord, de nouveaux mots viennent d’entrer dans le dictionnaire… J’ai donc eu envie de faire le point sur ce livre pas comme les autres.
Au menu :
- Comment on fait un dictionnaire ?
- Est-ce qu'un dictionnaire est neutre ou politique ?
- Va-t-on tuer le français à petit feu en ajoutant les mauvais mots au dictionnaire ?
Qu’est-ce qu’un dictionnaire (et qu’est-ce qu’il n’est pas)
Le saviez-vous ? Les premiers dictionnaires de langue française datent du XVIIe siècle. Et ce n’est pas anodin. Sous le règne du Roi-Soleil, l’objectif est d’imposer la France comme une grande nation… ce qui passe aussi par la langue. On veut aussi, au passage distinguer ceux qui “parlent bien” (la langue de la cour) de la plèbe (plus précisémment, "les gens de lettres d'avec les ignorants et les simples femmes", pour ne pas citer l'académicien Mezeray).
Pour cela, on fixe des règles de bon usage et… des dictionnaires.
Le dictionnaire, quel dictionnaire ?
Déjà, commençons par ce déterminant. LE dictionnaire.
Lequel ? Le Petit Robert 1969 que tu utilises dans tes parties échevelées de Scrabbles avec Mamie ? Le dictionnaire papier qui est paru il y a 6 mois ? Ton dictionnaire de poche allemand-français ? Ou le Larousse en ligne ?
Qui n’a jamais utilisé un dico pour prouver un argument ? Mais si vous avez le malheur de choisir le mauvais, on ne vous croit pas. Ça m’est arrivé avec un colocataire (aussi pédant que sûr de lui) qui m’a dit d’un ton condescendant “Tu sais, il ne faut pas croire n’importe quoi sur internet” quand je lui prouvais, Trésor de la langue française informatisé à l’appui, qu’on écrit bien “çà et là” (et pas ça et là). Le Trésor, c’est une référence quand on fait des études de langue, pour faire simple, c’est une base de données sur le français historique, qui contient moult exemples tirés de la littérature (entre autres). Mais Coloc ne le connaissait pas (son domaine d’études n’avait rien avoir avec la langue), donc il avait autant de valeur qu’un obscur Skyblog à ses yeux. Qui a dit mansplaining ?
C’est valable pour tout le monde : si on me sort un argument tiré d’un vieux dico vermoulu pour m’interdire un usage en cours au XXIe siècle, je n’en ferai pas cas non plus.
Et je n’ai même pas encore commencé à parler des dictionnaires bilingues, des dictionnaires techniques qui contiennent des termes de jargon écartés des dictionnaires généralistes, des dictionnaires étymologiques… et même des dictionnaires visuels pour enfants. Le dictionnaire ? Mais quel dictionnaire ?
Il y a donc non pas LE dictionnaire, mais une infinité de dictionnaires.
Avec des mots différents, des définitions différentes. Ce qui est un sacré inconvénient pour un argument d’autorité, mais pratique pour se livrer au cherrypicking (fait de sélectionner les informations qui nous arrangent en ignorant les autres. Mot qui n’est pas dans le dictionnaire français à l’heure où j’écris ces lignes, ce qui ne m’empêche pas de l’utiliser sans casser Internet. CQFD).
Pour s’en sortir, il faut comprendre comment ça marche, un dictionnaire, et pouvoir faire ses choix en connaissance de cause. Par exemple
- utiliser le Trésor de la langue française informatisé pour des textes rédactionnels, mais pas une notice d’utilisation ou du langage clair (ce dictionnaire n'est plus mis à jour, donc il ne tient pas compte de l'évolution de la langue)
- savoir s’affranchir carrément du dictionnaire quand on veut faire preuve de créativité linguistique
- écarter les dictionnaires plus anciens quand on écrit des textes militants ou en écriture inclusive…
- mais préférer les sources plus anciennes si on veut adopter un langage désuet ou volontairement archaïque, par exemple pour écrire de la fiction historique.
C’est comme pour tout : il faut utiliser les bons outils au bon moment. On n’utilise pas un marteau pour faire une omelette.
Dictionnaire et argument d’autorité
Vous comprenez maintenant mieux pourquoi il est délicat d’utiliser le dictionnaire comme argument d’autorité pour trancher un débat.
Un argument d’autorité consiste à affirmer qu’un propos est juste sur la base de son origine (souvent, une personne dont on considère qu’elle fait autorité dans son domaine) plutôt que de son contenu (l’argument lui-même).
De manière générale, c’est un procédé assez risqué, souvent utilisé pour clore un débat. “Einstein l’a dit, donc tais-toi.” Ça dérape vite quand on cite une autorité sur des sujets qui dépassent son domaine de compétence. Par exemple, imaginons qu’on cite Einstein sur une question de cuisine, ou… pourquoi pas, l’Académie française sur des questions de linguistique (ne vous inquiétez pas, on va y revenir).
C’est valable aussi pour le dictionnaire. L’utiliser pour trancher un débat sur une chose mesurable, quantifiable, concrète. Ex., pour vérifier :
- une carte de géographie,
- l’orthographe exacte d’un mot
- la date de naissance d’une personnalité…
Là, ça va.
En revanche, pour déterminer
- le sens exact d’un mot (qui peut varier selon l’époque ou les régions)
- l’existence ou pas d’un mot
- ou le sens d’un mot qui fait débat (voir ci-dessous)
Là, c’est non.
Le dictionnaire n’est pas neutre
Quand le correcteur orthographique (une variante du dictionnaire) souligne en rouge des mots comme “autrice” ou “professeuse”, alors que ce sont des formes tout à fait correctes sur le plan linguistique et que ces mots sont attestés depuis des siècles.
Ce n’est pas neutre. Ça laisse penser que la “féminisation” (qui est en fait une reféminisation) des mots est récente, que ces mots viennent d’être inventés, voire qu’ils sont incorrects, puisque surlignés en rouge.
Ou quand les dictionnaires nous expliquent que :
- le sens premier du mot “homme” est “Être humain de l’un ou l’autre sexe”
- le sens de “humain mâle” n’arrive que bien après dans les définitions
- une femme se caractérise par sa capacité à enfanter (dictionnaire de l’Académie)
Ce n’est pas neutre, ça s’inscrit dans une vision idéologique et politique. Ici, on considère que l’humain par défaut est masculin et que la femme est en quelque sorte l’exception. Très freudien, et très désuet comme vision du monde.
Je vous renvoie à mon article sur le problème de l’expression “Droits de l’homme” pour plus de détails sur pourquoi on ne peut pas considérer que “homme” englobe tout le monde.
L’usage et le dictionnaire, l’histoire de la poule et de l’œuf
Sacrilège, on ajoute de nouveaux mots au dictionnaire
Une vidéo récente du Figaro clame : “On ajoute des mots comme “iel”, “mégabassine”… alors qu’ils ne sont pas compris par tout le monde, c’est un problème !”
FAUX ! On n’attend pas que 100 % des gens comprennent un mot pour l’ajouter au dictionnaire. Justement, on ajoute un mot au dictionnaire à partir du moment où suffisamment de gens l’utilisent pour que tout le monde ait une chance de le comprendre.
Vous, vous connaissez une personne qui connait le sens exact de la totalité des mots du dictionnaire ? Et si tout le monde connaissait tous les mots du dico… les dictionnaires ne serviraient à rien.
Voyons donc ça plus en détail.
Comment on fait un dictionnaire
Le dictionnaire reflète l’usage.
L’usage, c’est un ensemble des règles de grammaire partagées par le plus grand nombre de locuteurs et locutrices d’un territoire à un moment donné (exemple : la population française en 2023). Il évolue naturellement au fil du temps. On ne parle plus comme au XVe siècle !
Le dictionnaire, lui, est une sorte de photographie de l’usage à un instant T. Des lexicographes observent en permanence l’évolution de l’usage, notent les termes qui apparaissent (et sont compris/utilisés par un certain nombre de personnes), mais aussi ceux que plus personne n’utilise, pour les ajouter au dictionnaire, ou au contraire les en retirer. Le dictionnaire arrive donc après l’usage, pas avant. Et ça a son importance.
Par exemple, ce n’est pas parce qu’un dictionnaire de 1822 dit que le mariage, c’est l’union d’un homme et d’une femme, que c’est toujours vrai. Et par vrai, j’entends que la majorité des gens pensent ça, ou que la loi est toujours comme ça, en 2023.
Donc, un dictionnaire papier, ça se périme ! Pour jouer au Scrabble, ce n’est pas très grave (sauf si vous arrivez à caser “wokisme” sur un mot compte triple, auquel cas bravo, vous gagnez la partie… à moins que Mémé aille vérifier dans le dico). Mais pour un argumentaire plus sérieux, attention à la qualité des sources !
Observation vs prescription
Le dictionnaire est la raison d’être de l’Académie française… qui n’est pas composée de lexicographes (en gros, les gens dont c’est le métier de compiler les dictionnaires). C’est un peu comme si je demandais à un ingénieur d’entretenir mon potager. Peut-être qu’il pourra bricoler quelque chose, mais ça irait plus vite de faire appel à une jardinière.
Eh oui, on a tendance à l’oublier, mais à l’origine, la mission de l’Académie, c’est de compiler un dictionnaire! Ce qu’ils ont fait tranquillement pas vite jusqu’au XXe siècle. Maintenant, on ne sait plus trop.
Pourquoi l’Académie française fait débat en termes de linguistique ?
Les lexicographes observent la langue et l’usage, les mots, les expressions, les tendances, qui sont utilisées ou au contraire qui tombent dans l’oubli. Ce sont donc les locuteurs et locutrices qui “font leur vie”, parlent normalement, et ainsi déterminent collectivement l’usage à un moment M. Usage ensuite transcrit dans le dictionnaire.
Tandis que l’Académie prescrit, c’est-à-dire qu’elle nous dit comment on doit parler pour parler correctement, comme on le voit très bien avec sa rubrique “Dire, ne pas dire”. Charge à nous, locutrices et locuteurs, de nous adapter, de changer artificiellement notre façon de parler, si nous voulons “parler français”.
Un dictionnaire (surtout papier) a une taille limitée
Ce qui suppose des choix. Comme quand vous faites votre valise pour partir en week-end. Pas question d’emporter la totalité de vos affaires !
Ce qu’on y inclut est aussi important que ce qu’on y exclut
L’Académie exclut "chirurgienne" de son dictionnaire (il est cité en note-rustine depuis que l’Académie a cessé de lutter contre la féminisation des noms de métiers, aujourd’hui approuvée par 65 % de la population française*, mais pas comme une entrée du dictionnaire), alors que ce mot est attesté depuis le XVe siècle et qu’il est employé et facilement compris de nos jours : ce choix de ne pas retenir ce mot est politique, osons le mot, idéologique (la médecine, un métier d’hommes ?), et n’a rien d’objectif ou de scientifique.
Les mots “homophobie”, “covid”, “pédocriminalité”, ne sont pas non plus dans le dictionnaire de l’Académie française. Est-ce que ça veut dire que ces mots, ou la réalité qu’ils désignent, n’existent pas ? Ou qu’on n’a pas le droit de les utiliser ? Évidemment, non ! Ces exemples montrent bien le retard inévitable qu’on observe entre réalité (usage) et dictionnaire. Mais aussi les choix qui sont faits. Comme je le disais plus haut, le dictionnaire n’est pas neutre.
On comprend que “covid” n’y soit pas encore, mais le mot “homophobie” date des années 1970 et garde toute sa pertinence aujourd’hui.
Le dictionnaire standard compile l’usage standard, et exclut les régionalismes
Par exemple, “chocolatine” est dans le Robert en ligne, mais pas dans mon Petit Larousse papier de 2003. Par manque de place, je suppose.
Autre anecdote, là d’où je viens (Nord-Est de la France), on appelle les poignées de porte “clenche”, ce qui suscitait le rire et l’incompréhension de mes camarades de Loire-Atlantique. Un sens qu’on ne retrouve pas dans tous les dictionnaires.
Et pour rester dans les régionalismes culinaires, la “gouère”, vous connaissez ? C’est un plat bourbonnais… mais bonne chance pour trouver ce mot dans le dico.
Vous avez l’idée… Si on se réfère uniquement au dictionnaire standard (lequel?) pour déterminer la légitimité d’un mot (comprenez, pour décider si un mot est “du bon français” ou pas), on appauvrit la langue d’une grosse partie de ses variantes :
- régionalismes
- idiolectes : usage particulier de la langue propre à une personne donnée. En gros, chacune parle d’une manière qui lui est propre. A son style, pour simplifier.
- sociolectes : usage particulier de la langue propre à un groupe de personnes. Ex. les jeunes, les geeks, les fans de sport automobile…
Rigidité et innovation linguistique
Vous voyez maintenant pourquoi on ne peut pas limiter le champ des possibles au dictionnaire.
Ça se fait au détriment de la créativité linguistique et de l’évolution de la langue. Les néologismes et les emprunts ne mettent pas une langue en danger. En revanche, une langue qui n’évolue pas avec la société est une langue qui meurt.**
C’est sans doute parce que j’ai étudié l’allemand, mais je suis très friande de néologismes. Petite anecdote :
J’ai vécu dans une famille allemande au lycée. Dans le feu de la conversation, ne connaissant pas un mot, j’en bricole un façon Lego avec les mots que je connaissais. Puis je dis “euh, je ne sais pas si ce mot existe”. Ce à quoi ma correspondante m’a répondu “Bah maintenant oui, il existe.”
C’est très libérateur ! Ça évite de se retrouver bloquée, de s’empêcher de parler parce qu’on ne connait pas le mot juste…
Jouons avec la langue ! Il sera toujours tant ensuite d’expliquer leur sens au besoin. Ce qui vaut autant pour les néologismes que pour les mots un peu complexes ou techniques. Après tout, il n’y a pas de mal à ne pas connaitre un mot.
Les néologismes sont aussi un grand terrain de jeu pour l’écriture inclusive, mais c’est une autre histoire.
Si vous aussi, vous souhaitez une communication inclusive ET élégante (que vous aimiez ou non le point médian), parlons de votre projet !
*Source : L’écriture inclusive, et si on s’y mettait, de Raphaël Haddad, p40.
**Pour plus d’infos sur ce qui peut menacer ou pas une langue, lire l’excellent Le français est à nous, Petit manuel d'émancipation linguistique, de Laélia Veron et Maria Candéa.
Pour aller plus loin...
- Le site des "linguistes atterré·es" approfondit ces questions.
- La chaîne Linguisticae débunke la vidéo du Figaro que j'évoque plus haut.
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