J'ai encore lu récemment cette phrase que je croyais morte et enterrée : “Homme avec un H majuscule, ça englobe les femmes, parce que c'est comme ça qu'on a appris à l'école".
Je ne sais pas vous, mais à l'école, j'ai aussi appris que champ prend un S même au singulier (et j'ai été humiliée devant tout le monde par le prof quand j'ai dit “Euh, non monsieur, pas du tout”, mais c'est une autre histoire). Bref, ce n'est pas pour autant que je me suis mise à mettre un S au singulier à champ (têtue, la fille). Des fois, les "grands", ça se trompe. Des fois, l’école enseigne et perpétue des erreurs.
Et c’est la même chose pour ces droits de l’homme. Je traduis régulièrement des textes pour des organisations internationales et peu importe les glossaires (pas toujours à jour) et les règles apprises en primaire, je refuse de parler de droits de l'Homme quand on peut parler de droits humains, de droits fondamentaux, de droits universels... Ce n’est pas un caprice, j’ai de bonnes raisons que voici :
Au menu de cet article :
- Le problème de l’expression “droits de l’homme”, universalité vs spécificités
- Le h à l’écrit et à l’oral
- Et notre cerveau ?
- La question de la bonne foi : petite balade à travers les âges et les langues
Le problème de l’expression “droits de l’homme”
Un H pas si majuscule
Commençons par l’évidence : l'homme “avec une grande hache” (un h majuscule), c'est quand même un superbe moyen d'invisibiliser les femmes ! Voici ce qu’on nous apprend à l’école : homme avec un “h minuscule” désigne les hommes, homme avec un “h majuscule” désigne tout le monde. Ça c’est la théorie. Dans la pratique, c’est beaucoup moins net :
- Un constat : cette majuscule qui est censée marquer l’universalité du mot s'efface quand toute la phrase est en majuscule… Par exemple : DROITS DE L’HOMME. H universel ou masculin, comment savoir ?
- Bien souvent, la majuscule n’apparait que dans les titres et les premières pages avant de redevenir minuscule dans les pages suivantes (parce que bon, la flemme)…
- quand elle n’est pas tout bonnement oubliée. Exemple très parlant sur le très officiel site elysee.fr, qui nous parle de “Déclaration universelle des droits de l’homme” et de “Convention européenne des droits de l'homme”… sans majuscule. Si même les plus hautes instances de la République traitent ce H avec légèreté (et n’appliquent pas les sacro-saintes règles de grammaire), on peut se questionner sur l’efficacité de cette règle d’écriture.
- Et à l’oral… le H est muet ! donc la distinction devient de pure forme.
- Notre cerveau est très efficace pour se créer des représentations mentales : par des heuristiques, sortes de schémas mentaux, il aboutit en un temps limité à la solution la plus plausible possible. Et je vous le donne en mille (Émile), quand on dit ou écrit “homme”, notre cerveau va d’abord et surtout penser à un individu de sexe masculin. Si je parle de droits fondamentaux, par exemple, pour le cerveau, c’est plus vague et moins tranché (et ici, c’est ce qu’on cherche). Autre exemple, si je vous parle de “bouquin”, il y a quand même peu de chances que vous pensiez en premier lieu à un lapin sans plus de contexte. Le cerveau a tranché en faveur de la solution la plus plausible.
On aura plus vite fait d’adapter la langue que de changer notre cerveau.
Comme ce h majuscule est inefficace… peut-on se contenter d’un h minuscule (qui désigne donc uniquement les hommes) pour parler de tout le monde ? Ou existe-t-il d’autres alternatives ?
Universalité des mots vs spécificité des situations
Tout ranger dans les “droits de l’homme” façon fourre-tout, c’est perdre en nuance. D’un côté, il y a les droits universels : sécurité, liberté, respect de la dignité, vie, liberté de religion… qui s’appliquent à tout le monde sans distinction. On peut donc parler de
- droits universels (même si je reviens plus bas sur les problèmes de ce terme)
- droits fondamentaux
- droits humains
- droits de la personne
- droits de la personne humaine, surtout au Québec (mais même moi je trouve ça long. Sachez quand même que le terme existe)
Mais certains groupes de population ont aussi besoin qu’on protège davantage certains droits spécifiques, davantage menacés du fait de leur genre, de leur origine… Pour faire simple, on n’est pas confrontée aux mêmes problèmes selon qu’on est un homme ou une femme, une personne racisée ou blanche, etc. Cet état de fait doit se traduire par une distinction au niveau des termes, car la langue est un puissant révélateur. Par exemple :
- droits de l’enfant en général → les enfants sont plus vulnérables que les adultes et ont besoin d’une protection accrue
- depuis quelques années, on parle beaucoup de droit des filles spécifiquement, en plus des droits de l'enfant en général : ce groupe a des besoins et fait face à des difficultés bien spécifiques, qui ne concernent pas les jeunes garçons.
- inversement, dans bien des pays, les jeunes garçons font face à d’autres difficultés qui ne concernent (globalement) pas les filles, je pense notamment aux enfants soldats.
- droits des travailleurs et travailleuses
- droits des personnes racisées
- droits des personnes LGBT+
- droits des femmes, bien sûr
Pour bien protéger les personnes, il faut commencer par bien les nommer et comprendre qu’on n’est pas tous logés à la même enseigne.
Il est plus clair de parler d’un côté des droits universels ou droits fondamentaux ET de l’autre des droits de [catégorie de personnes spécifique].
Et à travers les époques, à quoi ressemblent les droits de l’homme/Homme ?
Tout le monde n’est pas de bonne foi
“Oui, mais quand même, c’est ÉVIDENT que les droits de l’Homme concernent aussi les femmes !” Malheureusement, si tout le monde était de bonne foi, nous ne vivrions pas dans la “darkest timeline” (ceci était une référence à la série Community, N.d.T.).
Exemples dans l’histoire
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
Dans ce texte fondateur de nos institutions, rédigé pendant la Révolution française, là, le masculin n’englobait pas les femmes. Surtout pas. Elle était écrite par des hommes (blancs) pour des hommes (blancs). D’ailleurs, le texte original montre bien la “faiblesse” du H majuscule : tout est en majuscule dans le titre, et pourtant cette majuscule exclut les femmes.
Les femmes sont bien exclues du texte, mais aussi du discours autour de ce texte (qui est, je le rappelle un document fondateur de nos institutions, dont s’inspirent la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la Convention européenne des droits de l'Homme). Il faut croire que ça fait désordre. (En revanche, pour faire joli tout en haut, là, ça va.)
Cela rejoint également le propos de la première partie : on parlait à l'époque de "suffrage universel"... mais il était masculin (et censitaire, c'est-à-dire qu'il excluait les pauvres). Vous commencez à voir pourquoi le terme "universel" peut poser problème ?
Cela avait d’ailleurs inspiré à Olympe de Gouge sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne pour répondre à cette exclusion des femmes (qui avaient pourtant participé à la Révolution).
C’est un bon exemple de ce dont je parlais précédemment. Un coup les droits de l’homme excluent les femmes, un coup ils les incluent, et le troisième, c’est facile de changer d’avis (je vais y revenir). Comment savoir d’un texte à l’autre à quelle sauce on est mangées ?
Remontons le temps… à la Grèce antique
Athènes, sa démocratie, ses citoyens qui avaient le droit de vote… Des milliers d’années plus tard, ça fascine toujours autant. Mais attention. Pas de masculin générique ici. La citoyenneté athénienne était loin d’être inclusive : les femmes, les enfants, les esclaves et les étrangers en étaient exclus.
C’est le plus gros reproche qu’on peut faire à la règle du masculin générique (c’est-à-dire le masculin qui englobe aussi le féminin) : le masculin générique ne l’est que dans une certaine mesure, et quand il cesse de l’être (pour ne désigner que des hommes), rien ne l’annonce, rien ne permet de le distinguer… et ça devient très facile d’exclure les femmes a posteriori. Comme le montre mon troisième exemple :
Plus proche de nous : la jurisprudence québécoise
C’est là que mes réflexes de traductrice juridique ressortent ! Dans “La rédaction inclusive en droit : pourquoi les objections ratent-elles la cible ?”, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour nous expliquent notamment que les tribunaux (québécois) ont ainsi déjà invoqué le « contexte » pour suspendre la règle selon laquelle un nom masculin inclut le féminin afin de refuser aux femmes le droit de voter, d’être élues, d’occuper une fonction publique ou encore d’exercer une profession : la règle du masculin générique peut être suspendue quand ça arrange. Malgré l'absence d'une exclusion expresse, on prétend alors que les femmes n'étaient finalement pas incluses dans la forme masculine...
Il y a donc un intérêt réel à expliciter l'inclusion des femmes en usant du féminin ou d’une tournure plus générique (comme “fondamental” ou “universel”). (Vous trouverez des sources dans le document cité en référence.)
Exemples dans la langue
En latin et en grec
Puisque le latin est souvent utilisé comme argument d’autorité en matière de langue, ni une, ni deux, je ressors mon Gaffiot (le dico de latin incontournable au collège).
Le latin et le grec font bien la distinction entre l’homme et l’humain : vir /homo en latin, andros/anthropos en grec.
- “vir” a donné viril, par exemple, tandis que “homo” a donné humain : oui, étymologiquement, la racine “homo” désignait tout le monde, mais l’usage a évolué différemment et ce n’est plus le cas aujourd’hui
- être misandre ou misanthrope, ce n’est pas vraiment la même chose (d’ailleurs, l’un est un peu plus acceptable que l’autre… ce qui n’est pas surprenant).
En anglais
La même question s’est posée en anglais lors de la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (qui contrairement à la Déclaration des Droits de l’Homme et des Citoyens, concerne aussi les femmes, vous suivez ?) et c’est l’expression “human rights” qui s’est imposée (donc littéralement : droits humains). Ce qui nous parait aujourd’hui immuable était pourtant loin d’être acquis en 1948.
Les femmes, avec aux premières loges Eléonore Roosevelt, ancienne First Lady et présidente de la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies, ont dû se battre pour que le titre de la Déclaration [française] des droits de l’homme et du citoyen, qui a inspiré ce nouveau document, ne soit pas traduit tel quel.
“On commence à savoir que si Eleanor Roosevelt n’avait pas beaucoup insisté, en 1948, pour que les droits de la Déclaration universelle adoptée par les Nations Unies soient qualifiés de human, la formule française inaugurée en 1789 leur aurait été appliquée, tant la délégation de la « patrie des droits de l’homme » poussait dans ce sens.” Éliane Viennot. Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin! (p. 69).
“T’as pas mieux à faire”, "encore cette mode de l’écriture inclusive.”
Je finirai sur cette dernière objection…
J’ose espérer que l’écriture inclusive ne sera pas un simple effet de mode, mais marquera bien un changement dans nos mentalités. Pour ce qui est de l’objection de la hiérarchie des combats, j’en ai déjà parlé plus en détail dans cet article sur le masculin générique : les petits combats ont un effet réel sur les grandes causes ! Et militer pour une langue plus inclusive n’empêche pas de composter ses déchets ou de lutter contre les violences domestiques, bien au contraire.
Pour ce qui est des droits de l'homme... on a bien retraduit Homère et adapté Molière... pourquoi ne pas retraduire cette déclaration !
Pour aller plus loin
- La rédaction inclusive en droit : pourquoi les objections ratent-elles la cible ?, que j’ai brièvement mentionné, revient sur 8 objections fréquentes à la rédaction inclusive en droit. Des arguments qui peuvent souvent être transposés à d’autres domaines
- Le cerveau pense-t-il au masculin ? de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, qui montre que notre cerveau a dû mal à concevoir qu’un masculin puisse désigner des femmes.
- Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, d’Éliane Viennot, revient plus en détail sur cette question
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