Au menu de cet article fleuve :
- Mais pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin ? (et est-ce seulement vrai)
- Militantisme et hiérarchie des combats
- Faut-il protéger notre langue ?
- L’écriture inclusive est-elle politique ?
Pourquoi le masculin l’emporte-t-il donc sur le féminin ? (et est-ce que c'est vrai ?)
Avant de rentrer dans le vif du sujet, revenons à la base. Nous avons tous, et surtout toutes, appris à l’école que le masculin l’emporte sur le féminin [insérer ici les rires gras des garçons]. Fin de l’histoire, c’est la seule option dont on entendra jamais parler, soumettez-vous à cette règle qui repose forcément sur des bases très raisonnables et scientifiques, et surtout, accordez bien vos adjectifs, sous peine d’avoir des mauvaises notes.
Ce que nos profs oublient de nous expliquer, c’est POURQUOI le masculin l’emporte sur le féminin (pourquoi on n’accorderait pas au féminin par défaut, ou en fonction du nom le plus proche (accord de proximité), ou en fonction de la majorité, ces deux dernières règles semblant à première vue plus logiques et pratiques, et étaient enseignées jusque dans les années 1970).
N’entretenons pas le suspens plus longtemps, le masculin l’emporte pour des raisons absolument ridicules. Et par ridicules, je veux dire politiques et masculinistes. Comme nous l’explique Nicolas Beauzée (oh, quelle surprise, encore un académicien), dans la lignée d’autres misogynes en leur temps, « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Voilà, c’est dit. Il va falloir se lever de bonne heure pour me faire approuver une aberration pareille. C’est quand même dommage, d’avoir oublié de nous lire les notes de bas de page. Je suis prête à parier que cette règle passerait beaucoup moins bien si elle était enseignée, sincèrement, honnêtement. Pour la rigueur scientifique du propos, on repassera.
Dans son court essai Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Éliane Viennot répertorie plus d’un raisonnement de niveau maternelle utilisé par les grammairiens du XVIIe siècle à nos jours pour justifier la domination linguistique masculine. Je vous en recommande la lecture, c’est une mine d’informations pour mieux comprendre l’origine des enjeux actuels.
Il n'y a qu'à inverser le propos pour s'en convaincre. Si vous tourner tous vos textes au féminin, il y a peu de chances que les hommes se sentent concernés. C'est pareil pour le masculin dit générique...
Le cerveau pense-t-il (vraiment) au masculin ?
On pourrait se dire que même si la règle du masculin qui désigne des femmes existe pour de mauvaises raison, si elle fonctionne, pourquoi ne pas la garder. Oui, mais c'est là que le bât blesse ! Notre cerveau, quand il lit une forme masculine, se représente d'abord des hommes ! Déjà, parce que c'est plus logique, et notre cerveau déploie toujours des trésors d'ingéniosité pour s'économiser, mais aussi parce que c'est la première forme qu'on apprend, notamment à l'école !
Ce n'est qu'au CE2 qu'on apprend que "le masculin l'emporte sur le féminin", avant cela, on apprend que il = c'est pour les garçons, et elle = pour les filles. (On pourrait aussi questionner cette binarité, d'ailleurs.) Et cet ancrage persiste. Il faut fournir un effort conscient (et constant) pour se souvenir que le masculin peut aussi désigner du féminin.
Ce qui a des conséquences dans la "vraie vie" : si je pense "traducteur", je vais aller plus instinctivement chercher "un traducteur" et donc trouver un homme. Les traductrices doivent alors fournir plus d'efforts pour être visibles, ou se présenter au masculin.
Ne parler que des "chercheurs" fait que certaines jeunes filles ont du mal à se projeter dans des carrières scientifiques, à se sentir légitime. À l'inverse, les hommes se sentent plus légitimes et s'imposent. (Bien sûr, cela s'explique aussi par l'éducation stéréotypée des garçons et des filles. Tout est lié. Et justement, la langue fait partie de ce tout.)
Si vous aimez les chiffres, Le cerveau pense-t-il au masculin ?, de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel présente plusieurs études qui démontrent plus en détail ces conséquences et la façon dont notre cerveau perçoit le masculin.
Objections, votre honneur !
Est-ce que c’est vraiment la priorité ?
J’entends d’ici les objections (qui sont les mêmes que pour le bannissement du Mademoiselle) :
-Y a des combats plus importants
-Elles ont que ça à faire, les féministes ? (notons au passage l’absurdité de ce commentaire, qui émane forcément de quelqu’un qui n’a pas « mieux à faire » que de juger les actions des féministes (valable pour toute cause militante, d’ailleurs))
-et j’en passe.
J’aurais plusieurs réponses à donner à ces remarques :
- Certes, il y a des combats plus importants. La beauté de la chose… c’est qu’on peut lutter pour plusieurs causes en même temps !!! Je peux être contre la subordination du féminin au masculin dans la langue ET contre les violences domestiques ET contre la surconsommation, par exemple. La question que j’aimerais poser aux personnes qui sortent cet argument, c’est « Quels vrais combats menez-vous au quotidien, concrètement ?»
- Prétendre hiérarchiser les combats, c’est un peu dangereux. Qui décide de quelle cause est plus légitime que l’autre ? Et où s’arrête cette classification des combats en combats importants et futiles ? Ce qui vous parait futile peut être au cœur du quotidien de quelqu’un d’autre. En revanche, si ça ne vous intéresse pas, vous pouvez tout à fait vous consacrer à autre chose.
- Dans l’excellent livre Le pouvoir des habitudes, Charles Duhigg nous explique (page 135) que les petites victoires alimentent souvent les changements décisifs. Il nous raconte ainsi que dans les années 1960, les organisations militantes homosexuelles (étatsuniennes) peinaient à faire entendre leurs revendications (elles demandaient l’abrogation des lois discriminatoires à l’encontre des gays). Au début des années 1970, un groupe a donc décidé de ‘plus simplement’ demander (et a obtenu) le changement de classification des livres sur le mouvement de libération homosexuelle, que la bibliothèque du Congrès classait alors comme ‘Relations sexuelles anormales, y compris les crimes sexuels’, en une autre catégorie. Ce petit changement, que certains ne manqueraient pas de qualifier de futile, a fait boule de neige, a été repris par beaucoup de bibliothèques à travers le pays et a contribué à faire évoluer les mentalités du grand public sur la question. Ce qui a pu déboucher sur l’obtention de bien plus de droits pour cette minorité une fois que le grand public a arrêté de classer l’homosexualité comme déviance.
Et voici comment des combats futiles en apparence (s’ils sont pris individuellement) peuvent contribuer à des changements sociaux bien plus grands. Pour le cas qui nous intéresse ici, arrêter d’apprendre aux petits garçons que le masculin l’emporte sur le féminin pourrait peut-être contribuer à ce que les garçons/jeunes hommes plus tard cessent de se penser plus importants que leurs camarades filles/femmes (avec le lot de mansplaining et de coupage de parole que cela suppose, sans parler du reste).
Le français est une belle langue, il faut la protéger !
La règle du masculin-qui-l’emporte a été imposée artificiellement par des grammairiens au pouvoir au XVIIe siècle et a été contestée jusqu’à la fin du XIXe siècle : c’est l’école obligatoire pour tous les enfants, enseignant uniquement la règle du masculin-qui-l’emporte, qui a achevé la règle de l’accord de proximité auparavant largement utilisée. Le masculin-qui-l’emporte n’est pas apparu ‘naturellement’, il a été imposé d’en haut par les institutions au pouvoir, soucieuses de réaffirmer leur domination. Molière, Racine, pour ne citer qu'eux, s'en passaient très bien.
Avant, d’autres règles coexistaient, qu’on peut très facilement reprendre aujourd’hui. Donc oui, l’écriture inclusive propose son lot de néologismes (comme dans tous les domaines, ils vont de pair avec le progrès, l’évolution des consciences et des connaissances), mais elle essaie surtout de remettre au goût du jour des usages qui ont été artificiellement bridés à une époque où une élite dominait la langue. Finalement, n’est-ce pas aussi protéger la richesse de la langue ?
Prétendre conserver à tout prix la masculinité du français pour préserver ce joyau fragile qu’est notre langue, c’est oublier que d’autres ne se sont pas gênés pour la modeler à leur image à leur époque (une époque où elle était maitrisée par beaucoup moins de monde, ce qui facilitait le processus).
Rappelons aussi que le français est une langue vivante, souple, flexible, c’est lui faire insulte que de le croire si fragile qu’il pourrait disparaitre dans un nuage de fumée si on accorde trop d’adjectifs au féminin !!
Conclusion : la langue est politique
Je conclurai par ceci : on ne peut prétendre accorder l’égalité (en droit) tout en maintenant/imposant une langue artificiellement sexiste. Ce sont autant d’engrenages d’un même mécanisme.
Oui, la démarche d’écriture inclusive est politique, mais elle existe en réaction à une autre démarche politique, celle de masculinisation de la langue entreprise à partir du XVIIe siècle. On ne peut juger la première, politique et la seconde, logique et rationnelle.
Pour en savoir plus
Le cerveau pense-t-il au masculin ?, de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, qui montre notamment que notre cerveau a dû mal à concevoir qu’un masculin puisse désigner des femmes.
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, d’Éliane Viennot, qui refait l’histoire de la masculinisation à marche forcée du français.
La langue que l’on parle influe-t-elle sur notre manière de penser ?, article de Science étonnante
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1 Commentaire(s)
Sacré article qui mène parfaitement la réflexion encore une fois ! Bravo Claire ! Je suis totalement fan de toi ????