Dans un précédent article, je vous parlais de transcréation, une forme de traduction qui consiste à adapter la traduction, à ne pas simplement traduire le texte d’origine, mais le recréer pour qu’il corresponde mieux à son public cible.
Aujourd’hui, j’ai envie de vous en présenter une autre forme : la transcréation inclusive ou traduction en français inclusif. En quoi ça consiste ? Eh bien, comme son nom l'indique, à traduire les textes en français inclusif, plutôt qu’en français “standard”, c’est à dire au “tout-masculin”.
Pour plus d’informations sur la règle du masculin générique et pourquoi elle pose problème, je vous invite à lire cet article : Pourquoi le masculin l'emporte sur le féminin ? !
Dans cette seconde partie, je vous explique pourquoi la traduction ou transcréation en français inclusif peut être un plus pour vos traductions !
Tout d'abord, je veux parler de l'éléphant dans la pièce : traduire en français inclusif, c'est un choix qui fait polémique. Et ce n'est pas anodin. Je veux donc m'y arrêter deux minutes, car mieux comprendre cette polémique permettra sans doute d'envisager la question avec plus de recul. C'est polémique, parce que les traducteurs et traductrices sont des émissaires de la norme (au même titre que les profs, par exemple). On nous apprend à la maitriser, à la respecter dans notre travail. Revendiquer traduire en français inclusif, c'est s'opposer ouvertement à cette norme, briser un tabou.
Quand bien même ce choix, ce non-respect de la norme, se justifie totalement dans les faits... et c'est ce qu'on va voir dans cet article.
D’abord, quel est l’intérêt du français inclusif ?
Rédiger de manière inclusive, c’est repenser le texte dans sa globalité pour s’adresser à l’ensemble de son public : choisir des termes plus collectifs (groupe, équipe), des épicènes (qui ont la même forme au masculin et au féminin), des exemples variés, mais aussi éviter les termes stigmatisants, les caricatures, les stéréotypes…
Tout comprendre au français inclusif !
Cette démarche s’applique tout autant à la traduction et ce, pour plusieurs raisons :
Que faire quand un texte contient les biais et stéréotypes (inconscients) de son auteur ?
Commençons par une piqure de rappel : les préjugés, biais, stéréotypes, ne sont pas toujours conscients, ils sont liés à notre éducation, à notre bain culturel… mon but ici n’est pas de faire un “procès” à leur auteur (ou autrice !). Mais il faut bien comprendre que si la personne qui a écrit le texte source n’avait pas conscience de ses biais, elle a pu, involontairement, en imprégner son texte. Biais qu’il n’est pas toujours pertinent de garder en traduction dès lors qu’on en a conscience.
(C’est tout l’intérêt des sensitivity readers, pratique consistant à demander à des personnes concernées de relire un texte en ayant en tête ces biais et stéréotypes, pour améliorer les textes, repérer les erreurs culturelles… Mais je m’égare.)
Bref, prenons l’exemple d’un ouvrage contenant un sous-texte inconsciemment sexiste, raciste, homophobe… S’il est traduit par une personne concernée, et/ou consciente de ce sous-texte, celle-ci va certainement repérer cela et le signaler.
Je précise que cette démarche d’adaptation se fait toujours en concertation avec le client ou la cliente, qui peut ensuite décider d’adapter ou non la traduction, et pourquoi pas, également, d’améliorer le texte source !
De mon point de vue, quand ces problèmes sont identifiés lors de la phase de traduction, il peut être intéressant de ne pas traduire tel quel, ne serait-ce que pour une question d’image de la maison d’édition ou de l’entreprise !
Pour résumer en une ligne : ce n’est pas parce que le texte contient des biais et stéréotypes que c’était l’intention de la personne qui l’a écrit !
L’autre cas de figure, c’est quand la langue source est, de base, inclusive ou non genrée. C’est ce que nous allons voir dans la deuxième partie !
Traduire au masculin générique une langue non genrée ou un texte inclusif… c’est trahir !
Pourquoi traduire les textes anglais en français inclusif plutôt qu’en français standard (celui qu’on apprend à l’école) ? Tout simplement parce que traduire au masculin un texte qui est écrit dans une langue non genrée (comme l’anglais), c’est une erreur de traduction ! Ce n’est pas l’intention du texte source.
Je m’explique avec un exemple parlant. En France, on apprend à l’école que le pronom anglais “they” veut dire “ils” ou “elles” (au pluriel). Mais ce pronom a un autre sens : il est aussi utilisé pour désigner une personne unique dont on ne peut ou ne veut déterminer le genre. Ce pronom prend donc un sens singulier dans ce contexte.
Je précise au passage que ce n’est pas un effet de mode récent, contrairement à ce qu’on peut entendre çà et là, mais une habitude ancienne qui a été renversée au XIXe siècle pour faire de “he” un pronom neutre, dans un processus de masculinisation similaire à ce que nous avons pu connaitre en France. Processus inversé depuis quelques décennies, si bien qu’aujourd’hui, presque plus personne n’utilise “he” comme un pronom neutre*.
- Exemple concret : Olga Potot, traductrice de l'essai Ne suis-je pas une femme, de bell hoooks, aux éditions Cambourakis (dont je vous recommande la lecture) a choisi le français inclusif (avec points médians) car le texte source était délibérémment inclusif et pour lui rendre justice, le masculin n'aurait pas fait l'affaire. Elle explique sa démarche de traduction au début du texte, c'est très intéressant.
Revenons à la traduction du pronom "they" de manière plus générale :
C’est une faute de traduction fréquente que de voir ce “they” traduit par un pluriel : “ils” lorsqu'il est censé désigner un sujet singulier.
Mais c’est tout autant une erreur que de le traduire par “il” au singulier ! Justement parce que son rôle est de ne pas préciser le genre de la personne que le pronom désigne : le pronom “il” est ici trop ambigu.
Et dans l’autre sens… français-anglais
À l’inverse, le masculin dit générique en français est souvent traduit par un masculin, ce qui est aussi une erreur : selon cette règle (aujourd’hui remise en question), le masculin est un neutre en ce qu’il désigne aussi les femmes. Ce masculin ne devrait, en toute logique, pas être traduit par un masculin en anglais… Sauf que :
Exemple concret : je suis récemment tombée sur cette citation de Proust en anglais :
- “In reality every reader is, while he is reading, the reader of his own self.”
La citation d’origine étant : “En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même.” Comme la moitié des lecteurs sont des lectrices et que cette citation de Marcel Proust s’applique très bien à elles aussi… un “they” aurait été le bienvenu en anglais, alors que cette traduction anglaise exclut explicitement les femmes ! Ce qui n’a pas de sens dans ce contexte.
→ traduire les mots ne suffit pas à transcrire l’intention du texte.
→ cette neutralité du masculin n’est peut-être pas si évidente pour tout le monde. D'autres solutions sont plus efficaces.
Et pour l’allemand ?
Le saviez-vous ? L’écriture inclusive se développe également en allemand. Comme pour le français, plusieurs formes sont actuellement testées, en concurrence. La plus répandue est sans doute la forme suivante : MitarbeiterIn. La forme masculine est “Mitarbeiter”, le suffixe “in” marquant le féminin, la forme féminine “standard” est donc “Mitarbeiterin. Pour marquer que le terme désigne autant des hommes que des femmes, la première lettre du suffixe, I, est mise en majuscule en allemand inclusif.
J’aime beaucoup cette forme qui ne prend pas plus de place, mais saute aux yeux…
On peut aussi mettre un astérisque avant le suffixe : Mitarbeiter*innen.
Comme en français, plusieurs formes coexistent, ce ne sont que quelques exemples.
C’est une graphie qui se répand de plus en plus, et là encore… traduire au masculin serait une erreur de traduction, puisque l’intention du texte de base était différente, et clairement inclusive.
C’est là que le français inclusif entre en scène !
La traduction en français inclusif, une spécialisation à part entière
Comment garder l’esprit du texte source quand le français standard et la règle du masculin générique (qui désigne les femmes en théorie, mais difficilement en pratique) ne prévoit pas ce cas de figure ? Et bien, en faisant appel à une traductrice spécialisée en français inclusif !
Le français inclusif est un domaine de spécialité à part entière, comme la médecine, le droit, l’histoire… Mettez autant de soin à vérifier les compétences de votre prestataire de traduction en la matière que vous le feriez pour n’importe quelle spécialisation. Il arrive malheureusement assez régulièrement qu’un traducteur affirme pouvoir réaliser la traduction en français inclusif pour ensuite se contenter d’écrire en français standard ou de mettre des points médians au petit bonheur la chance…
Un contre-exemple pour bien l'expliquer : dans un autre article, je décrypte la traduction de l'excellent livre Femmes invisibles, de Caroline Criado Perez, au masculin générique, un choix éditorial qui ne passe pas auprès des féministes.
La traduction en langue inclusive nécessite parfois de modifier les phrases, voire les textes, en profondeur, pour plus de style. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de transcréation inclusive. Comme pour n’importe quelle adaptation, celle-ci se fait en collaboration avec le ou la commanditaire : avant de commencer, nous définissons ensemble les outils d’écriture inclusive à utiliser ou bannir...
À titre personnel, pour développer cette compétence, j’ai suivi la formation Écrire sans exclure d’Isabelle Meurville, pionnière en traduction inclusive, en 2021, et je propose ce service depuis.
Pour valoriser cette compétence et cette spécialité, en 2023, avec Isabelle et 10 autres spécialistes de la traduction, de la rédaction, de l’adaptation et de la formation en français inclusif, nous avons créé la collective (R)évolution Inclusive. Si vous souhaitez en savoir plus ou nous contacter, vous pouvez contacter et retrouver (R)évolution Inclusive ici !.
Conclusion
Nos langues et nos sociétés évoluent. Les traducteurs et traductrices, passeuses** de mots, de langues et de cultures, doivent s’adapter pour transcrire ces évolutions dans leurs traductions. Car la traduction est une activité humaine, donc traduire n'est jamais neutre !
Et si vous souhaitez des traductions en français inclusif sans point médian... ou avec, contactez-moi !
* Source : Le cerveau pense-t-il au masculin ? Cerveau, langage et représentations sexistes, de P. Gygax, S. Zufferey et U. Gabriel, p. 57
Pour en savoir plus... Fanny Lami, également membre de la collective (R)évolution Inclusive, a réalisé un mémoire de recherche : "Le langage inclusif en traduction pragmatique vers le français" !
** Exemple concret d’écriture inclusive sans point médian : nous avons ici à la fois un accord de proximité (l’adjectif est accordé avec le nom le plus proche) et un accord de majorité (80% des traductaires sont des traductrices).
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